Alain Ponzanelli

Alain Ponzanelli
Né à Nice, en 1949
Une enfilade de huis clos, ponctuée de rares compositions colorées de teintes vives, notes d'espoir, où se télescopent les contrastes de rouge, de vert, de violet et d'orangé ou de jaune. La femme assise rêve, "c'est elle qui devrait se mettre à la fenêtre" (M. G.), non celui qui n'éveille plus le désir. Spectacle de la déchéance et de la désillusion, mais en un tableau plein de vie, d'humour, de distanciation et de dérision, traversé de pulsions d'évasion, la misère physique et morale est dépeinte sans misérabilisme, la tristesse avec gaieté, un rire à peine contenu. Eclat de l'expressionnisme, montant à l'assaut de l'esthétique dans la déflagration dévastatrice de la première guerre mondiale, sombre, pessimiste et même tourmenté, angoissé et angoissant comme un cauchemar. Dédaignant l'habileté technique, caractérisé par l'acuité et l'outrance expressives, jusqu'à la déformation. L'incandescente intensité picturale du Greco semble en préfigurer l'essence, et surtout transfigure au foyer le plus intime l'expression de la ferveur.
Une œuvre d'art peut toucher certains ou rebuter d'autres. Par ailleurs, il y a ceux qui considèrent la création pour elle-même et ceux pour qui elle vaut au travers de son créateur, de l'existence qu'elle reflète. C'est dire aussi qu'il est possible, le cas échéant, d'apprécier la peinture, la sculpture, le poème, d'en être séduit, par la relation à l'auteur et ce qu'il représente, l'art s'avérant de la sorte, plus que jamais, ferment de communication. Nous sommes libre alors de ressentir la liberté de telle œuvre à notre manière – peut-être elle-même expressionniste, autrement dit non-conforme –, ou d'en faire la lecture que nous voulons.
Convient-il de la voir en bosse ou en creux, au premier ou au second degré ? Quelle est de ce prisme la facette dépeinte par l'artiste ? Sans verser dans la réduction d'une perception et d'une interprétation psychologisantes, la réalité exposée est si crue que, de ce fait, elle ne s'en tient plus au tableau du réel, dont elle force le trait, sous une lumière carcérale qui met à nu et éradique le vestige d'humanité des personnages. Trop réelle pour être vraie, crue, acceptée, d'une certaine manière hyperréaliste, aussi trompeuse que le trompe-l'œil, quoiqu'illustrant une esthétique antinomique. Glace sans tain, décorations d'une perfection formelle telle qu'elle s'avère illusoire, paradoxalement non moins déroutantes que le non-esthétisme des toiles expressionnistes. Aventurons-nous en coulisses, interrogeons-nous, pour une forme d'expression comme pour l'autre, sur l'envers du décor. Ici, la peinture de la laideur, ou plutôt l'exigence d'un affichage clinique et détaché des faits, révélant l'aspiration déçue et nostalgique à la beauté. Dans une atmosphère confinée et blafarde, la scène semble d'ailleurs presque toujours éclairée au néon ; quasiment pas d'ombre, pas de refuge, nulle échappée, aucune échappatoire. Le pinceau écarte l'apprêt, la touche est brute, le trait dénué de complaisance, sans néanmoins gommer leur sensibilité. Certes, une hypothèse n'est pas toujours validée, mais puisque le peintre, précisément, ne m'apparaît pas ici comme ce simple photographe, impassible, neutre et indifférent, j'exhume des tableaux d'Alain Ponzanelli, de la réclusion de cet univers sans illusion(s), la trace d'une espérance d'harmonie, l'image subliminale – bien qu'involontaire – du beau (académique si l'on veut), du bien, et même le signe de la spiritualité. Dotés d'un impact flagrant, ces aperçus agrippent forcément l'attention et provoquent l'interrogation. Ne s'agit-il pas d'un cri, dont les moments ici présentés égrèneraient les modulations, en écho à Edvard Munch ?
Le faisceau des philosophies esthétiques de Benedetto Croce et de Giovanni Gentile, prônant volontarisme et portée du mouvement créatif, éclaire, à mon sens, l'expressionnisme et notamment ce pan significatif de l'œuvre d'Alain. Entre – ou à la fois – idéalisme et réalisme, il met en lumière une oscillation entre une conception de l'art comme expression de soi et comme impression du monde, sensation trouble et intuition fulgurante, extraversion et enfouissement, liberté subjectiviste et objectivation, valeur inhérente au sujet créateur ou résultant des sujets de la création. D'une source commune, mais en une propagation dédoublée par un jeu de miroirs, en ondes symétriques, à mesure que s'amplifie le jaillissement expressif, s'engouffre plus en profondeur le torrent de l'introversion.
Pourtant, un souffle d'étoiles scintille dans la trame de ces toiles, palette d'abondance. On découvre… Jacopo Antonio Ponzanelli, grand sculpteur et architecte du baroque flamboyant, imaginatif et virtuose, ancêtre d'Alain, à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles, de la province toscane de Carrare à Gênes la ligure ; parant le théâtre niçois de la Place Garibaldi, où confluent baroque et néo-classique, la symétrie des façades décorées dans l'art de la fresque traditionnelle régionale et du trompe-l'œil, redécouverts et illustrés par son descendant, dont Grégory, le fils, porte à son tour le flambeau ; l'effleurement envoûtant de la violette, la profondeur de champ, à la fois figurative et féérique, la limpidité chatoyante et la luminosité vibrante, l'azur familier aux panoramas de Thérèse, sa femme, où flotte le village de Tourrettes-sur-Loup ; les courbes harmonieuses du violon, dévoilées par le pizzicato des touches de peinture à l'huile ; le musicien, saxophoniste de jazz, créateur jusqu'au fond des tripes, l'âme ardente qui fait d'Alain mon ami, gravissant avec les arpèges l'échafaudage de la constellation créative jusqu'à se fondre dans son arc-en-ciel évanescent ; l'adepte d'une calligraphie du geste, artiste aussi par l'art martial, du karaté au judo, ceinture noire, comme le "maître du bleu", Yves Klein, issu des mêmes clubs ; l'étudiant en mathématiques, dans le paysage enchanté du campus Valrose. Lanterne magique, d'où transparaissent ainsi équilibre et pureté, virevoltent formes et couleurs harmonieuses et élégantes ou abruptes et primales, se conjuguent perfection et chaos, intériorisation et expression, comme l'interpénétration subtile du yang et du yin.
Telle est la vérité de ce créateur, dont j'imagine cependant qu'elle-même est presque insaisissable, car, au fil de ses reflets mouvants, elle ressort d'une quête, propre à sa sensibilité. Il nous permet de la partager, en en entrouvrant une porte, en entrebâillant celles de ces chambres closes. Poussant avec énergie à en ouvrir les fenêtres, à regarder vers l'horizon et à s'extirper du cadre, l'évocation de l'enfermement désabusé se transmute en une promesse d'éclaircie.
Jean-Gérard Guarino
Maître de Conférences à l'Université de Nice-Sophia Antipolis